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La mémoire et l’histoire

Dans une pétition remises aux autorités de la Ville de Neuchâtel en juillet dernier, 2500 personnes exigent le retrait de la statue de David de Pury (1709-1786), bienfaiteur de sa cité natale à laquelle il a légué toute sa fortune représentant quelque 600 millions de nos francs. Selon les pétitionnaires, cette fortune provenait en majeure partie de la traite et de l’exploitation d’esclaves africains

Cette pétition a provoqué un vif débat dans la population neuchâteloise et même au-delà. Ce qui nous donne l’occasion de réfléchir à la façon dont nous conservons le souvenir de personnalités illustres issues du terroir neuchâtelois.

En voici deux exemples qui présentent plusieurs points communs : natifs de paisibles bourgades neuchâteloises, ces deux hommes étaient médecins, naturalisés Français et très actifs dans leur patrie d’adoption durant des périodes où les violences firent de nombreuses victimes. Et tous deux périrent sous les coups de leurs ennemis.

1.- Jean-Paul MARAT (1743-1793)

Le village de Boudry s’enorgueillit d’avoir vu naître le rédacteur du quotidien L’Ami du peuple, fondé en septembre 1789. Une place lui est dédiée et l’on peut lire sur un mur de sa maison natale l’inscription suivante : « Ici naquit le 24 mai 1743 Jean-Paul MARAT, tribun de la Révolution française, surnommé l’ami du peuple. »

Or, dans leur Histoire et dictionnaire de la Révolution française, les historiens Jean Tulard, Jean-François Fayard et Alfred Fierro dressent un portrait peu flatteur de ce médecin et physicien devenu citoyen français après avoir longuement séjourné aux Pays-Bas, en Angleterre et en Ecosse. D’après eux, c’est « un aigri, ne supportant pas la moindre objection et convaincu qu’il est un génie méconnu. » Lorsque Fréron et Camille Desmoulins lui proposent leur collaboration pour la rédaction de son journal, il les éconduit par ces mots : « L’aigle marche toujours seul, le dindon fait sa troupe. » En juillet 1791, il fait l’apologie de la dictature. Réputé pour ses appels au meurtre des adversaires de la Révolution, on le considère comme l’un des principaux responsables des centaines d’exécutions sommaires qui eurent lieu dans les prisons parisiennes au mois de septembre 1792 (les « massacres de septembre »).  

Le 13 juillet 1793, Charlotte Corday poignarde à mort celui qu’elle tient pour l’un des pires criminels de la révolution, avant d’être elle-même guillotinée quatre jours plus tard.

2.- George MONTANDON (1879-1944)

Le village de Cortaillod n’a dédié aucune place et omis toute inscription sur la maison natale – si elle existe encore – de cet apôtre du racisme et de l’antisémitisme né sur ses terres.

Médecin passionné par l’anthropologie, Montandon fut aussi un explorateur renommé, notamment en Ethiopie. Délégué du CICR en Union soviétique en 1919, il s’enthousiasme pour la révolution bolchevique et adhère au Parti communiste. Ce qui lui vaudra le rejet par le Conseil d’Etat, en 1921, de sa candidature à la chaire d’ethnologie de l’Université de Neuchâtel. 

Poursuivant sa carrière d’anthropologue à Paris, il deviendra citoyen français en 1936. C’est l’époque où, déçu par le Front Populaire, il change de bord et devient un antisémite passionné, qualifiant les Juifs d’« ethnie putain » vouée à l’extermination.

Auteur d’un pamphlet intitulé Comment reconnaître le Juif ?, Montandon collabore avec zèle aux mesures antijuives décrétées par l’occupant allemand et le régime de Vichy. A ce titre, il est l’un des promoteurs de la tristement célèbre exposition Le Juif et la France, inaugurée en septembre 1941 à Paris.

Directeur de l’Institut d’études des questions juives et ethnoraciales, il se spécialise dans les examens « anthropométriques » destinés à reconnaître l’appartenance ou la non-appartenance d’une personne à la race juive, ses conclusions valant déportation dans un camp de la mort ou libération. Le certificat était délivré contre paiement d’une taxe, ce qui permit à Montandon de s’enrichir.

Le 3 août 1944, un commando de la Résistance investit sa maison de Clamart et le blesse grièvement. Evacué par les Allemands, il meurt le 30 août dans un hôpital de Fulda.

Et si les Allemands avaient gagné la guerre ?

En 1936, le médecin et formateur en raciologie  à la Hochschule für Politik, Rassenkunde, Rassen- und Bevölkerungspolitik de Bochum, Friedrich August Adolf Jess (1891- ?), dans son œuvre maîtresse Rassenkunde und Rassenpflege, condamne vertement les méfaits de la Révolution française qualifiée d’« insurrection des faibles et des bâtards contre une aristocratie raciale germanique » et il salue avec émotion la mémoire de « la blanche Charlotte Corday, belle comme un ange avec ses yeux bleus » qui a « planté son poignard dans le cœur du Juif sarde Marat, devenant ainsi une martyre de son sang. »[1]

Dès lors, quel aurait été le destin, dans la mémoire collective neuchâteloise, de nos deux « héros » si les nazis étaient parvenus à instaurer en Europe, Suisse comprise, le Reich de mille ans dont ils rêvaient ? Il n’est pas déraisonnable de supposer que les Boudrysans auraient pris soin d’effacer toute trace de l’encombrant massacreur révolutionnaire Jean-Paul Marat, tandis qu’à Cortaillod il y aurait au moins une place, peut-être une rue, voire une statue dédiée à l’enfant du pays, le grand savant antijuif George Montandon…

[1] Johann CHAPOUTOT, La loi du sang. Penser et agir en nazi, Gallimard, 2014, p. 108.

La mémoire et l’histoire

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