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Été 1942 : « la barque est pleine »

Le 20 janvier 1942, lors d’une séance de travail à Wannsee, dans la banlieue de Berlin, quinze représentants de la SS, du parti nazi et de divers ministères du Reich discutent des modalités pratiques de la « solution finale de la question juive » (Endlösung der Judenfrage). Dans le procès-verbal de cette réunion, qui a été conservé, il est notamment question de l’évacuation des Juifs vers l’Est (Evakuierung der Juden nach dem Osten). Le nombre de personnes à « évacuer » dans toute l’Europe est estimé à 11 millions, dont 18 000 pour la Suisse, selon le tableau détaillé qui figure dans le document.

Comme l’ont montré des travaux d’historiens, les autorités suisses connaissaient la destination de cette « évacuation », à savoir les camps d’extermination installés par les Allemands dans les territoires occupés à l’est de l’Europe[1]. Néanmoins, soucieux d’éviter au pays une surpopulation étrangère et plus encore son « enjuivement », le Conseil fédéral décide en août 1942 de fermer la frontière aux personnes « qui n’ont pris la fuite qu’en raison de leur race, les Juifs par exemple »[2]. Le gouvernement suisse use à cette occasion d’une métaphore restée célèbre : la barque pleine. Ainsi, le 30 août 1942, s’exprimant dans une église zurichoise, le conseiller fédéral Eduard von Steiger (1881-1962), membre du Parti des paysans, artisans et bourgeois, ancêtre de l’UDC, déclarait :

« Quand on commande un petit bateau de sauvetage, de capacité limitée, déjà bien rempli et avec un stock de provisions limité lui aussi, tandis que des milliers de victimes d’un naufrage crient pour être sauvées, il doit sembler dur de ne pas pouvoir prendre tout le monde. Mais il n’en est pas moins humain de mettre en garde contre les faux espoirs et d’essayer de sauver au moins ceux qu’on a pris à bord »[3]. 

« Vous aviez peur que les gens aient trop de cœur »

Une brochure éditée par le PSS en 1979 relate le débat qui eut lieu au Conseil national au mois de septembre 1942, à propos du refoulement des malheureux qui affluaient à la frontière pour échapper au massacre perpétré par les nazis[4]. Les députés socialistes neuchâtelois E.-Paul Graber (1875-1956) et Henri Perret (1885-1955) s’exprimèrent à cette occasion. Voici des extraits de leurs déclarations qu’il n’est pas inutile de relire quatre-vingts ans plus tard, alors que le 15 mai dernier, le peuple a accepté un important crédit en faveur de l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes Frontex.

Intervention de Paul Graber[5]

 « Il serait aisé de faire un tableau touchant et pathétique de ce que sont les souffrances qu’endurent et qu’ont endurées ceux qui se sont présentés chez nous. Laissons cela de côté. Reconnaissons seulement que ces hommes, ces femmes et ces enfants, et particulièrement ces jeunes filles étaient sous la menace de souffrances et de mesures telles qu’en aucun cas on en vît de semblables, parce que l’on a porté, je le répète, le raffinement de la persécution jusqu’à son terme ultime. Il fallait donc se laisser inspirer un peu par cette situation nouvelle ; il fallait que la Suisse pût montrer qu’en face de ces violences nouvelles, elle restait fidèle au respect du droit humain. Cela, j’ai eu l’impression qu’on n’a pas su le faire. Au contraire, on a pris à nos frontières des mesures draconiennes et méchantes, plus sévères que jusqu’ici. […]

On nous a dit que chaque Suisse a dans son cœur une parcelle de raison d’État. On avait l’air de dire qu’il avait surtout un très grand cœur et une toute petite parcelle de raison d’État. J’ai bien peur, à force de laisser passer l’égoïsme qu’on a appelé ce matin l’égoïsme sacré, j’ai bien peur pour finir que le Suisse s’imagine avoir 99 % de raison d’État et 1 % de cœur en lui-même. Vous aviez peur que les gens aient trop de cœur. Je ne le pense pas et surtout je ne crois pas que ce soit un grand danger. J’aime mieux que les gens laissent parler leur cœur, je voudrais que le peuple laissât parler son cœur, je voudrais que le gouvernement laissât parler son cœur, longuement, fortement. Il n’est pas nécessaire qu’il paralyse l’élan du cœur. C’est cela seul qui peut nous permettre à nous, Suisses, de nous montrer à la hauteur des événements actuels […] événements qui ont créé des situations toutes nouvelles, événements qui ont, autour de nous, tissé un drame qui nous émeut tous les jours. Il faut que nous soyons à la hauteur de ces événements et la Suisse, au milieu des ténèbres qui s’épaississent de plus en plus sur notre continent et le monde entier devrait être heureuse de pouvoir raviver la flamme du cœur et de la générosité. Elle devrait être heureuse de pouvoir laisser parler très haut le respect humain. […] »

Intervention d’Henri Perret[6]

 « M. le conseiller fédéral von Steiger nous a dit hier qu’il ne faut pas se laisser diriger uniquement par son cœur, comme il ne faut pas se laisser diriger uniquement par sa raison. Je me permettrai d’ajouter à cette formule lapidaire : « Si tu hésites entre ton cœur et ta raison, laisse-toi diriger par ton cœur car c’est un guide plus sûr dont tu n’auras pas à rougir ultérieurement. » […]

Il y a quelquefois des devoirs auxquels la raison n’a pas le droit de faire d’objection. Si l’on constate qu’un homme est en train de se noyer, on n’a pas le droit de se dire qu’en lui prêtant secours on se trouvera éventuellement dans l’obligation de lui accorder son aide et qu’il serait peut-être préférable de le laisser périr. À plus forte raison n’a-t-on pas le droit de rejeter à la rivière celui qui a réussi à reprendre pied après avoir souffert et lutté. Il est des choses qu’un homme qui se respecte, qu’un peuple qui se respecte ne peuvent pas faire. Lorsqu’on a la certitude que repousser son prochain équivaut à le conduire à la persécution ou à la mort, on n’a pas le droit de le faire. […] »

Car quelles que soient les causes d’un afflux de requérants d’asile, on retrouve les mêmes antagonismes. Aujourd’hui, à celles et ceux qui prônent un accueil généreux, les partisans d’une stricte application de la loi rétorquent que si l’on n’y prend garde, le bateau Europe risque de sombrer sous le poids des réfugiés. Depuis 1942, le dilemme entre le cœur et la raison n’a pas varié !

[1] Balz Spörri, René Staubli et Benno Tuchschmid, Les victimes oubliées du IIIe Reich. Les déportés suisses dans les camps nazis, Livreo-Alphil, 2021, p. 91 et sv. 

[2] Marc Perrenoud, « Attitudes suisses face aux réfugiés à l’époque du national-socialisme : la politique de la Confédération et le canton de Neuchâtel », in Migrations, relations internationales et Seconde Guerre mondiale. Contributions à une histoire de la Suisse au XXe siècle, Alphil PUS, 2021, p. 328.

[3] Swissinfo.ch, 26 septembre 2017.

[4] …Acculés au mur… Débat sur les réfugiés au Conseil national, septembre 1942, Dossier PSS, décembre 1979.

[5] …Acculés au mur…, p. 123-130.

[6] …Acculés au mur…, p. 143-146.

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