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Une Suisse de gauche

Un livre intitulé Les intellectuels de gauche, paru ce printemps aux Éditions Antipodes à Lausanne, est remarquable à plus d’un titre. 

Tout d’abord parce qu’il s’agit d’une somme consacrée à l’histoire des idées politiques en Suisse durant la période qui s’étend de juin 1940 (défaite de la France par les armées allemandes) à mai 1968, date mythique d’une nouvelle ère politique. Et ensuite parce que, pour la première fois, un ouvrage de niveau universitaire retrace l’évolution durant les années d’après-guerre des divers courants de pensée de la gauche helvétique, depuis l’extrême gauche communiste incarnée par le Parti suisse du travail (PST) jusqu’à la social-démocratie réformiste personnifiée par le Parti socialiste suisse (PSS), en passant par une multitude de partis, mouvements, journaux et revues à l’existence souvent éphémère.

Son auteur, Hadrien Buclin, est bien connu en Suisse romande pour ses activités politiques. Affilié à solidaritéS, il est député au Grand Conseil vaudois et a été candidat d’Ensemble à gauche au Conseil d’État en 2017. On aurait donc pu craindre un ouvrage partisan, tenant plus du pamphlet que de l’étude scientifique. Ce serait toutefois méconnaître les filtres par lesquels doit obligatoirement passer une thèse universitaire avant d’être soutenue, agréée et finalement publiée. À cet égard, l’ouvrage de Buclin me paraît exemplaire bien qu’il s’agisse, par le choix de son sujet, d’un livre centré sur les diverses idéologies qui ont rassemblé ou divisé durant trente ans les intellectuels progressistes de notre pays.

De 1940 à 1968 : les années clés

Après une difficile coexistence avec les régimes fascistes qui dominèrent l’Europe durant quatre années à partir de juin 1940, au prix, parfois, de compromissions qui lui valurent quelques ennuis avec les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, la Suisse neutre, laborieuse et économe se fraya tant bien que mal un chemin entre les rivalités des grandes puissances qui s’affrontèrent au cours d’une longue « guerre froide » (rien à voir avec le dérèglement climatique) qui s’acheva en 1990 par le triomphe du « monde libre ».

Épargnant à ses lecteurs le jargon prétentieux dont sont coutumiers les politologues, l’auteur décrit avec clarté l’évolution idéologique de la gauche helvétique jusqu’à la fin des années soixante du siècle passé. En particulier, et c’est son grand mérite, il a pris la peine de compiler, résumer et traduire de nombreux documents émanant des diverses mouvances « gauchistes » de la Suisse allemande d’après-guerre, souvent méconnues en Suisse romande. On peut aussi rappeler que même dans notre paisible canton de Neuchâtel, ce fut également l’époque de grands débats où des libéraux intelligents se mesuraient à des marxistes fins dialecticiens et des socialistes révoltés par l’injustice sociale mais peinant quelque peu à s’affranchir des contraintes du pouvoir partagé avec la majorité bourgeoise. La gauche démocratique dénonçait l’imposture du communisme soviétique (procès truqués, goulag, assujettissement des pays satellites), tout en fustigeant l’arrogance américaine (néocolonialisme, maccarthysme, exclusion sociale des perdants du capitalisme).

Mais pour les jeunes gens aux idées progressistes qui dans les années cinquante voulaient s’engager dans le combat politique, quelle voie choisir entre l’aveuglement des communistes fidèles à Moscou, l’opportunisme « pragmatique » de la social-démocratie et les utopies des intellectuels de la nouvelle gauche qui rêvaient de faire le bonheur de la classe ouvrière par la démocratisation de l’économie, la cogestion des moyens de production et une juste répartition des richesses ? C’était l’enjeu de débats passionnés, à une époque où la politique suisse ne se résumait pas à tirer le frein à l’endettement, combattre les pauvres plutôt que la pauvreté, baisser l’impôt sur les bénéfices et multiplier les taxes en tout genre.

Un autre enjeu était le positionnement des « gauchistes » helvétiques dans les divers conflits armés qui déchirèrent la planète pendant toutes ces années : guerre de Corée, guerre d’Indochine, guerre d’Algérie, guerre du Vietnam, guerre des Six Jours…

C’est tout cela que raconte Hadrien Buclin avec talent et beaucoup de finesse dans ce livre passionnant.

Une Suisse de gauche

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