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Adieu camarade

Notre camarade René Felber s’est éteint dimanche 18 octobre. Voici le discours prononcé par Jean Studer lors de la cérémonie en son honneur

« C’était au début des années 1980. Je ne me souviens plus précisément de la date.
J’étais alors secrétaire cantonal du Parti socialiste neuchâtelois. Le mi-temps dévolu à cette fonction ne suffisait pas pour répondre à toutes les attentes. Je m’en ouvrais régulièrement au comité cantonal, où René siégeait en sa qualité de conseiller d’État. Le comité cantonal me répondait inlassablement qu’il comprenait mes doléances, mais que les finances du parti ne permettaient pas d’engager une force supplémentaire.
Un jour, Luce, l’épouse de René, m’offrit son appui, à raison d’une à deux demi-journées par semaine.

Elle, c’est elle

Que le conjoint d’un magistrat en fonction propose d’exécuter bénévolement des tâches administratives, souvent rébarbatives et, qui plus est, dans le bureau un peu miteux qui abritait alors le secrétariat cantonal, n’allait pas de soi. À l’époque, cela n’allait même pas du tout de soi.
Cette générosité désintéressée était d’abord celle de Luce. Mais elle impliquait aussi directement René. En effet, ses collègues radicaux ou libéraux au gouvernement ne manquaient jamais une occasion de dire leur étonnement de le voir accepter que son épouse seconde le secrétaire cantonal. Un secrétaire dont les prises de position, et notamment les éditoriaux, irritaient parfois.
René me rapporta, quelques années plus tard, qu’il donnait toujours la même réponse à ses collègues déconcertés : « Moi, c’est moi, et elle, c’est elle. »
Et on l’imagine facilement clore ainsi un début de dispute avec cette voix ferme et ce ton grave qui accompagnaient souvent ses propos.

Avant de répondre, René écoutait

Une voix ferme et un ton grave qui pouvaient donner à son interlocutrice ou à son interlocuteur le sentiment d’avoir affaire à un homme autoritaire, insensible, voire présomptueux. Mais il suffisait de prolonger quelque peu la discussion avec René pour que cette impression s’estompe, puis disparaisse définitivement.
Car, avant de répondre, René écoutait. Il écoutait toutes celles et tous ceux qui s’adressaient à lui, quel que fût leur statut, leur fonction ou le lieu de la rencontre. Quiconque accorde de l’importance à la parole se donne le temps d’écouter. Et René ne rationnait pas son temps lorsqu’il s’agissait d’écouter, d’échanger, de débattre.
Comme avec beaucoup d’autres, j’ai débattu avec lui à de nombreuses reprises, jusque tard dans la nuit, quand ce n’était pas jusqu’au petit matin. Et les obligations qui attendaient René, à peine quelques heures plus tard, étaient bien plus importantes que les miennes.
Lors de chacun de ces échanges, René démontrait qu’écouter est bien plus qu’entendre.
Écouter, c’est chercher à comprendre l’autre, c’est réfléchir à ce qui a été dit avant d’approuver ou de contredire, c’est enrichir sa réflexion de celle de l’autre. Tout cela exige du temps.
Bien plus que le souvenir d’une voix ferme et d’un ton grave, je garde de René le souvenir d’une disponibilité rare. Une disponibilité qui révélait le respect infini qu’il portait à autrui.

Gouverner, c’est décider

Comme cela a été rappelé, René a exercé des responsabilités exécutives pendant une trentaine d’années, à chacun des trois niveaux institutionnels qui structurent notre pays. On n’accomplit pas un tel parcours sans posséder un certain nombre de capacités, en particulier celle de décider. Gouverner, c’est décider continuellement, jour après jour, souvent même plusieurs fois par jour, sur des sujets qui peuvent être futiles ou importants. Et parce qu’une décision peut difficilement satisfaire toutes les attentes, cet attribut de tout pouvoir confère inévitablement à celui-ci une certaine froideur.
Eh bien, les quelque trente années de fonctions gouvernementales et les milliers de décisions prises par René n’ont en rien altéré ce que j’appellerais sa sensibilité chaleureuse. Une sensibilité chaleureuse qui le mettait en permanence à l’écoute de celles et de ceux que la vie malmenait. Une sensibilité chaleureuse qui, encore ces dernières années, l’amenait à s’emporter, comme un jeune socialiste, contre les injustices sociales, les capitalistes, les populistes et – pour reprendre le qualificatif qu’il considérait comme le plus dénigrant qui soit – les abrutis.
Une sensibilité chaleureuse que certains qualifiaient de latine. Non sans raison. Personne n’a oublié le soin tout italien que René apportait, sous le regard avisé de Luce, à son habillement, ni la marque de voiture à laquelle il resta fidèle des années durant… malgré les critiques de Luce…

Une sensibilité extrêmement vive

Mais René possédait aussi une sensibilité artistique extrêmement vive. Il était avide de créations littéraires, picturales, musicales, théâtrales ou cinématographiques. Il respectait profondément celles et ceux qui parviennent à susciter des émotions et à provoquer à travers elles des réflexions souvent plus profondes et plus durables que les satisfactions politiques.
Enfin, les amis de René sentaient, au fond de son cœur, une sensibilité extrêmement vive envers tous les bonheurs et surtout les malheurs plus intimes, ceux qu’aucune élection, aucune réception, aucun honneur ne peut faire oublier et que les officialités, qui laissent si peu de place aux émotions personnelles, rendent d’autant plus difficiles à vivre.

Une capacité d’engagement totale

Disponibilité, sensibilité, mais aussi loyauté.
René était loyal. Certains métiers se prêtent mieux que d’autres à la loyauté. La politique n’en est pas un.
Que ce soit sur l’importance de la justice sociale, la nécessité pour une collectivité publique d’avoir des finances saines, la défense permanente des droits humains, notre participation à la construction européenne ou l’ouverture internationale de la Suisse, René est resté constamment fidèle à ses engagements. Il disait, à juste titre, que le mandat de membre du Conseil fédéral exige une capacité d’engagement totale et permanente. Il fit à nouveau preuve de loyauté lorsque, sentant que sa santé ne lui permettrait plus de remplir pleinement ce mandat, il y renonça.
Mais René a aussi fait bénéficier ses amis et sa famille de son sens de la loyauté. Une fois nouée, l’amitié était indéfectible, quel que fût le rythme des rencontres et indépendamment des affres subies par l’un ou l’autre ami.
Quant à la famille, il en a fait, avec Luce, une forteresse inexpugnable.

En un mot…

Et c’est à cette famille que voudrais m’adresser pour conclure.
Ma très chère Luce, cher Romain, chère Martine et, si tu m’entends, chère Marie-Luce, chers conjoints, chers petits-enfants, chers arrière-petits-enfants et chers autres membres de la famille, nous prenons aujourd’hui congé de René. Nous avons eu la chance de le côtoyer, de bénéficier de son engagement et de ses actions, d’être enrichis par son amitié, d’être gratifiés de sa disponibilité, de sa sensibilité, de sa loyauté.
Si nous avons eu cette chance, c’est grâce à vous. Parce que vous avez accepté de partager avec nous ce mari, ce père, ce grand-père, cet arrière-grand-père, ce parent qui, en un mot, était quelqu’un de bien. »

Adieu camarade

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