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Article du point
1941 : le premier socialiste élu au Conseil d'État

Alors que nous élirons en avril prochain un nouveau Conseil d’État qui succédera à un collège gouvernemental comprenant trois socialistes et deux élus PLR, se souvient-on qu’il fallut attendre 93 ans depuis l’avènement de la République, en 1848, jusqu’à ce qu’un représentant de la gauche démocratique accède de haute lutte au gouvernement cantonal ? Cela se passait il y a 80 ans. 

L’obstacle majeur à l’entrée d’un socialiste au Conseil d’État, malgré la force du parti (46,2 % des suffrages lors de l’élection du Conseil national en 1935), était le scrutin majoritaire, profitant à l’aveuglement idéologique du bloc bourgeois. Ainsi, Paul Graber (1875-1956) échoua cinq fois dans ses tentatives d’accéder à l’étage gouvernemental du Château ! À deux reprises, en 1927 et en 1931, des initiatives socialistes voulant instaurer l’élection du gouvernement au scrutin proportionnel furent rejetées en votation populaire[1].

Il ne fallut donc pas moins qu’une guerre mondiale et une scission dans le camp bourgeois pour que se rompe enfin la ligne de résistance à la participation des socialistes au gouvernement cantonal. Une fronde issue de la Ligue du Gothard, une « organisation hétérogène » fondée en 1940[2], qu’on qualifiera, pour faire court, de mouvement de résistance de centre-droite, aboutit à la création d’une « Action neuchâteloise hors partis », devenue après diverses péripéties le « Ralliement neuchâtelois ». Celui-ci présenta aux élections cantonales de 1941 trois candidats au Conseil d’État : deux jeunes gens nouveaux venus en politique, Charles Frédéric Ducommun et Léo DuPasquier, accompagnés – ce qui fit sensation ! – par un vieux routier de la politique neuchâteloise, le socialiste chaux-de-fonnier Camille Brandt[3].

Le manifeste du nouveau parti, publié dans la presse neuchâteloise le 4 novembre 1941, explique les raisons de ce choix :

« Le but de la liste proposée par le RALLIEMENT NEUCHÂTELOIS est de faire prévaloir un renouvellement devenu nécessaire des forces gouvernementales dans notre canton. Ses promoteurs ont désiré en outre, au-dessus des anciennes divisions, faire représenter au Conseil d’État tous les éléments du pays. […] »

Suit une présentation des deux candidats du Ralliement : Charles Frédéric Ducommun, un employé de gare « issu d’une vieille souche neuchâteloise » qui « profitant des loisirs que lui laissait son service de nuit, a fait des études de droit et de sciences politiques aux universités de Zurich et de Lausanne jusqu’à la licence, qu’il a obtenue en 1935 »[4], et Léo DuPasquier, un ingénieur venant lui aussi « d’une ancienne famille neuchâteloise » que son « souci de la chose publique uniquement » a poussé « à poser de lui-même sa candidature et à offrir ses services au poste de chef des travaux publics de notre canton » où sa compétence et son allant « trouveront leur juste place »[5]

Aux côtés de ces deux respectables personnages, le Ralliement propose avec hardiesse :

« M. Camille Brandt, qui, pendant vingt ans, s’est fait connaître dans la grande commune des Montagnes comme un administrateur de talent et qui apportera au Château les mêmes qualités que lui reconnaissent ses adversaires. De plus, grâce à la collaboration de M. Brandt, une partie importante de l’opinion neuchâteloise se trouvera enfin représentée au gouvernement. Le RALLIEMENT NEUCHÂTELOIS se trouvera ainsi concrétisé »[6].

Un socialiste fait trébucher la majorité de droite

Le premier tour de l’élection a lieu le 9 novembre. Dans le camp bourgeois, c’est la consternation puisque seuls trois candidats « nationaux » sont élus : deux sortants, Jean Humbert et Edgar Renaud, et un nouveau, Jean-Louis Barrelet. Pire encore, après le conseiller d’État sortant Antoine Borel, c’est Camille Brandt, le socialiste du Haut, qui se place en cinquième position, devant le sortant Ernest Béguin. Une telle situation ne s’était plus présentée depuis 1931, lorsque Paul Graber était parvenu à mettre en échec, au premier tour, les conseillers d’État Guinchard et Borel.

Et voilà qu’au soir du second tour de l’élection, le 30 novembre, ce sont les deux candidats du Ralliement, soit dans l’ordre Camille Brandt avec 12 662 suffrages et son colistier Léo DuPasquier avec 12 523 voix, qui accèdent au gouvernement, devançant très nettement les conseillers d’État Antoine Borel et Ernest Béguin, qui obtiennent respectivement 9385 et 8742 suffrages. La droite neuchâteloise ne s’en remettra jamais tout à fait !

Camille Brandt prendra la tête du Département de l’instruction publique et de l’intérieur, qu’il dirigera jusqu’au mois de mai 1953, après deux réélections en 1945 et 1949. On lui doit notamment l’introduction d’une neuvième année de scolarité obligatoire, l’unification des programmes des écoles secondaires et la création de l’Université Populaire. « Un lutteur, oui, et aussi un fidèle, ne craignant jamais pour cela de s’imposer à contre-courant, que ce soit celui de l’adversité ou celui de l’impopularité », écrivait Michel-Henri Krebs dans le premier numéro du Point, le 25 août 1971, peu de temps après sa mort.

Pour mémoire, il fallut attendre jusqu’en 1965 pour que le Parti socialiste gagne un deuxième siège au Conseil d’État, conformément au principe d’une représentation équitable, sinon rigoureusement proportionnelle, des forces politiques à l’exécutif.

[1] Marc PERRENOUD, Histoire du Pays de Neuchâtel, tome 3, Attinger, Hauterive, 1993, p. 75 ; Jean-Marc BARRELET, Histoire du canton de Neuchâtel, tome 3, Alphil, Neuchâtel, 2011, p. 100.

[2] Michel PERDRISAT, Le directoire de la Ligue du Gothard, 1940-1945. Entre résistance et rénovation, Alphil, Neuchâtel, 2011, p. 12.

[3] Sur les circonstances qui conduisirent à ces trois candidatures, voir les récits contrastés de Jean LINIGER, En toute subjectivité. Cent ans deconquêtes démocratiques locales et régionales 1880-1980, Messeiller, Neuchâtel, 1980, p. 94, et de Philippe MÜLLER, Tout ce que ta main…, L’Âge d’homme, Lausanne, 1991, p. 42 sv.

[4] C. F. DUCOMMUN (1910-1977) fera par la suite une brillante carrière au service des syndicats et sera directeur général des PTT de 1961 à 1970.

[5] Léo-Pierre DUPASQUIER (1910-1981) deviendra administrateur-délégué d’Ébauches SA et administrateur des Câbles de Cortaillod. Grade de colonel-brigadier.

[6] Camille BRANDT (1884-1971), commis postal, a fait une carrière politique entièrement vouée à la cause des travailleurs. Avant d’entrer au Conseil d’État, il fut conseiller général puis conseiller communal à La Chaux-de-Fonds (1924-1941) et député au Grand Conseil.

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